La vie de tous les jours à La Courneuve
Originaires de la région minière du nord de la France, et boutés dehors par l’ennemi, nous étions venus chercher un refuge à La Courneuve. Nous avions été attirés là par un oncle mobilisé dans une fabrique de munitions, et par l’appât des gros salaires qu’on distribuait alors aux ouvriers. Il est vrai que nous devions travailler pendant onze heures chaque jour et assurer douze heures consécutives de présence à l’usine lorsque nous appartenions à l’équipe de nuit. Aussi, le dimanche venu, lorsque nous n’étions pas de service - ce qui arrivait presque toujours un dimanche sur deux – était ce un jour-là de délassement très bienfaisant.
Nous assistions, en famille, à la grand-messe paroissiale et nous occupions toute une rangée de chaises, la deuxième du côté de l’Évangile. Il nous arrivait parfois d’être là un peu avant l’heure de la messe. Nous écoutions ainsi les dernières explications données sur le catéchisme par le bon curé de La Courneuve à des enfants que nous estimions bien turbulents et que les dévoués auxiliaires de l’abbé Lamy, M. et Mme Antoine, essayaient de discipliner. Puis le prêtre chantait la grand-messe, entouré d’un beau groupe de servants, une vingtaine parfois, revêtus de soutanes et de camails rouges, les deux aînés de soutanes et camails violets et, suivant l’ancienneté, le camail était bordé d’un ou de deux galons. Tous évoluaient gracieusement dans le chœur, les aînés faisant office de cérémoniaire et de thuriféraire.
Chaque dimanche, c’était là un spectacle édifiant et réconfortant dans ces temps de tribulations et d’angoisse. Pendant le sacrifice de la messe, la physionomie du saint vieillard, auréolé d’une belle couronne de cheveux blancs, semblait se transfigurer. Il nous transportait avec lui auprès du bon Dieu. Avec quel accent de piété profonde il entonnait le Gloria in excelsis Deo ! On eût dit qu’il entrevoyait déjà Dieu régnant dans sa gloire parmi les anges…
Après l’Évangile, l’abbé Lamy montait en chaire, accompagné d’un des grands servants, car sa vue baissait et il lui fallait quelqu’un pour lui souffler, ici ou là, un mot des annonces de la semaine qu’il n’arrivait plus à lire. Les sermons de l’abbé Lamy étaient toujours simples et pratiques. Souvent il rappelait à ses paroissiens la nécessité de la mortification et de la modestie. Avec quelle véhémence il dénonçait le dérèglement des mœurs et l’immodestie des habits ! Tantôt il nous suppliait de faire pénitence pour éviter tel malheur, tel cataclysme prédit par la Sainte Vierge à un vieux prêtre ; tantôt il rassurait ses paroissiens et promettait la fin victorieuse et prochaine de la guerre. Dans les derniers jours de mai 1918, les Allemands, après une avance de quatre-vingts kilomètres, approchaient de Senlis et menaçaient la capitale. Les Parisiens, affolés, quittaient la ville précipitamment.
Le Curé de La Courneuve rassurait ses paroissiens, leur demandait de rester chez eux et affirmait que la victoire définitive était prochaine. « La Sainte Vierge, soulignait-il, l’a promis à un vieux prêtre. »
Nous savions qui était ce vieux prêtre qui recevait les confidences de la Vierge Marie, et nous avions une grande vénération pour notre bon curé. Il était si pieux, si surnaturel. On le voyait constamment dire son chapelet. Il s’agenouillait fréquemment devant le tabernacle ou devant l’autel de la Vierge.
Une protection efficace de la Sainte Vierge pendant les épreuves de la guerre
Chaque soir, l’abbé Lamy attendait ses paroissiens pour la prière qu’il disait dans la chapelle de Notre Dame de La Courneuve. Une dizaine de personnes, parfois un peu plus, y assistaient.
Après la prière, il s’asseyait et disait, tout simplement, quelques mots sur un trait de vertu, un point de doctrine ou un épisode de la vie des saints. Il se servait de comparaisons très simples pour nous bien faire comprendre les vérités de la doctrine chrétienne. Il nous semblait aussi simple, aussi suave que saint François de Sales lui-même.
Après cela, il se mettait à l’harmonium pour accompagner et chanter en même temps un cantique en l’honneur de la Sainte Vierge.
Il nous apparaissait alors de profil, la tête légèrement en arrière, les yeux fixés vers le ciel, tout transfiguré, chantant si bien et de tout cœur son cantique préféré :
« O ma bonne Mère, place-moi
Un jour dans la patrie, près de toi ! »
Nous avions parfois la preuve manifeste que la Sainte Vierge protégeait spécialement son dévoué serviteur. Pendant la catastrophe de La Courneuve, une grosse quantité de poudre et plusieurs millions de grenades explosèrent. J’étais alors reparti pour la région du Nord. Quand je revins, quelques jours après, je trouvai les maisons sans portes ni fenêtres, les cloisons intérieures écroulées. Les usines situées à proximité du lieu de l’explosion, où travaillaient des milliers d’ouvriers venant de Paris pour la plupart, étaient complètement détruites, les charpentes métalliques tordues, les toits et les murs effondrés. Normalement, des centaines de personnes auraient dû y trouver la mort. Il y eut bien près d’un millier de blessés, mais quelques tués seulement, dont aucun de La Courneuve, grâce à l’évidente protection de la Sainte Vierge.
Des signes concrets de la Rédemption
De cette époque je dois citer, pour la gloire de la Sainte Vierge et de son serviteur, l’abbé Lamy, un fait plus personnel. A la suite d’une chute faite dans la cour du patronage des filles de La Courneuve, une de mes cousines dut être hospitalisée pour être opérée d’une tumeur à la hanche. L’opération réussit à merveille et fut suivie de quelques semaines de convalescence. Ma petite cousine devait revenir bientôt chez elle, et ma tante allait lui faire visite chaque jour. Un matin, en arrivant à l’hôpital pour la visite quotidienne, elle apprit avec stupeur que sa petite fille était décédée subitement la nuit d’une embolie au cœur. Consternée, elle revint aussitôt à La Courneuve par le tramway ; elle descendit devant l’église et y entra pour annoncer aussitôt la triste nouvelle à l’abbé Lamy.
Avant que ma tante eût prononcé un mot, M. le Curé lui dit :
« Madame, je sais que votre petite fille est montée au Ciel cette nuit, à onze heures. Ce matin, je n’ai pas voulu le dire à son frère Jules, qui me servait la messe, pour ne pas lui faire de peine ».
Ma tante fut étonnée de ces paroles, mais consolée de savoir sa fille de dix ans auprès de Dieu.
Un appel à la vocation sacerdotale
Un soir où je faisais une visite au Saint-Sacrement, l’abbé Lamy vint me trouver pour m’inviter personnellement à une sorte de retraite qu’il allait prêcher chaque soir, pendant plusieurs jours, à ses jeunes gens. La Sainte Communion que je fis le dimanche suivant allait brusquement changer ma vie. Jamais je n’ai ressenti d’une manière aussi sensible la présence réelle de Notre-Seigneur. Je ne saurais définir l’émotion intense et la grande paix qui inondèrent mon âme. Dieu me désignait pour devenir son prêtre, son ministre.
Cette grâce allait faire de moi d’abord un séminariste de l’abbé Lamy et ensuite un prêtre de Jésus-Christ dans le diocèse de N.. Comme séminariste, j’allais connaître plus intimement le bon et saint Curé de La Courneuve.