Homélie du 33e dimanche du Temps Ordinaire

21 novembre 2014

« Celui qui avait reçu les cinq talents s’avança en apportant cinq autres talents et dit :
— "Seigneur, tu m’as confié cinq talents ; voilà, j’en ai gagné cinq autres."
— "Très bien, serviteur bon et fidèle, tu as été fidèle pour peu de choses, je t’en confierai beaucoup ; entre dans la joie de ton maître." »

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Texte de l’homélie :

« À celui qui a il sera donné encore davantage. »

Un économiste anglais a développé toute une théorie à partir de ce verset de l’Écriture que nous venons d’entendre, justifiant ainsi le libéralisme économique. Au fond, il y a aussi ces dictons populaires : « L’argent attire l’argent », « On ne prête qu’aux riches » ; plus on a d’argent, plus on peut en fabriquer, et plus on peut en fabriquer, plus on en a, comme dans un cercle vertueux.
À l’inverse, s’appuyant sur cette même parabole, il constate qu’on ne prête pas à ceux qui n’en ont pas, sous prétexte qu’ils se sont mal débrouillés dans la vie. Plus encore : on le leur retirera et ils s’appauvriront.

Cette lecture particulière de la parabole des talents est à mettre entre parenthèses. Inutile de dire qu’il en va différemment de l’économie humaine et de l’économie divine : même si le talent est une unité monétaire, je ne pense pas que le Seigneur nous donne cette parabole à méditer pour faire une nouvelle théorie économique.

Nous pouvons alors nous demander ce que sont ces talents dont le Seigneur nous parle. Il s’agit bien d’une catégorie particulière, parce que c’est un talent qui peut à la fois nous ouvrir les portes du Royaume – « Rentre dans la joie de ton maître » (nous terminons l’année liturgique et c’est aussi pour cela que cette parabole nous est donnée aujourd’hui, aux portes de l’Avent) – et au contraire, nous empêcher de rentrer dans la joie du maître, selon la manière dont nous utilisons ce talent, il peut nous éloigner du Royaume…

Les pères de l’Église se sont penchés sur cette question et en ont déduit que, loin d’être une unité monétaire, même si c’en est la base, le talent dont parle le Seigneur se rapporte à une capacité d’aimer. Ne peut-on pas constater que celui qui aime reçoit davantage, et ainsi aime davantage, en recevant encore… de cet amour-là qui le fera entrer dans la joie de son maître ? Tandis que celui qui n’aime pas se fera enlever même ce qu’il a, c’est à dire, même ce qu’il croit avoir – richesses, honneurs, gloire, tout ce qui n’est pas dans l’amour lui sera ôté.
Rien ne rentrera dans le royaume de Dieu, si ce n’est Dieu Lui-même, c’est à dire cet amour, par l’Esprit-Saint qui a été répandu dans notre cœur, cet amour dont nous sommes capables.

Alors, n’en déplaise à l’économiste britannique, la manière de lire la parabole est bien différente, et elle nous amène à nous interroger sur notre capacité d’aimer, et sur ce qui pourrait nous pousser à rentrer dans un logique de don - on connaît la parole de la petite Thérèse : « Aimer, c’est tout donner » - et sur ce pourquoi on n’y rentre pas ?
Peut-être comme le fait la parabole, on peut plus s’appesantir sur le comportement de celui qui n’y rentre pas : qu’est–ce qui fait qu’il n’y rentre pas ?
Je vois deux raisons à cela :

  • Tout d’abord, ses paroles le condamnent : « j’ai eu peur, et je suis allé enfouir ton talent dans la terre » ; en relisant cette parabole, j’ai tout de suite fait le lien – et peut-être que vous aussi - avec le texte de la Genèse : « j’ai eu peur, et je me suis caché ». Au fond, qu’est-ce qui est le plus opposé à l’amour si ce n’est la peur ? C’est l’Apôtre Saint Jean qui nous dit que « l’amour bannit la peur ». Cette peur du regard de l’autre, cette peur de s’exposer, car quand on aime, on se révèle, on s’expose à l’autre, on se montre ; cette peur de s’engager et qui nous fait perdre ce que l’on croyait avoir, ces dons reçus parfois même en abondance.
  • Une certaine idée qu’il a de Dieu : « j’ai entendu dire », « je sais que tu es un homme dur, tu moissonnes là où tu n’as pas semé, tu ramasses le grain là où tu ne l’as pas répandu ». Et, si vous avez la parole sous les yeux, ce qui est intéressant c’est la réponse du maître – le Seigneur – ne dément pas qu’il est un homme dur. Cet homme qui a reçu un seul talent a des fausses idées sur Dieu, et ces fausses idées l’empêchent de rentrer dans un amour désintéressé. Quelque part, ses fausses idées le rétractent sur lui-même. Il s’agit-là d’idoles plutôt que d’un dieu véritable.

Ainsi, nous sommes invités à prendre conscience d’où est-ce qu’on en est de cette capacité d’aimer qui va donner une fécondité à notre vie. Et la grâce de vous qui êtes ici aujourd’hui – en particulier les Conférences Saint Vincent de Paul, et les personnes engagées dans le scoutisme – l’Église donne des lieux où apprendre à entrer dans une logique de don. Aimer, cela s’apprend, tout d’abord dans la famille, qui est le premier milieu de l’apprentissage de l’amour, mais ça continue à s’apprendre dans les engagements personnels, une fois que l’on grandit, et que l’on met la communion au cœur même de noter vie. Et c’est dans cette mesure-là que nous serons riches de ce que nous donnons. C’est tout le contraire que de rentrer dans une angoisse, une peur maladive qui nous font nous rétracter sur nous-mêmes et ne pas porter du fruit.

Avec cette parabole, le Seigneur nous demande aujourd’hui - comme Il le fera à la fin de notre vie, lorsque nous serons sur l’amour :

« As-tu mis ce principe de communion, ce commandement nouveau, au cœur de ta vie ?
T’es-tu laissé déposséder (de ton temps, de ton énergie), es-tu rentré dans cette logique là qui a donné à ta vie cette fécondité, ou as-tu été dans le contrôle, à mettre des barrières autour de toi, te protéger sans cesse sous prétexte d’avoir eu peur ? »

C’est là que nous avons un choix à faire. Et ce choix là, vous le sentez bien, ce n’est pas une fois seulement qu’il faut le poser, c’est tous les jours. Ces trois personnes dont il s’agit cohabitent en nous : à la fois celui qui est généreux dans son don – celui qui a reçu 5 talents – et celui qui n’en a reçu qu’un. Et l’on conçoit bien qu’il y a un combat spirituel à l’intérieur de nous-mêmes, car rentrer dans une logique d’amour, une logique de communion n’a rien de simple et de spontané.
Aimer n’est pas spontané. C’est pour cela que l’on prie pour changer nos cœurs de pierre en cœur de chair. Parce que, précisément, on aurait cette tendance à ce replis sur nous-mêmes, à cette peur, à ce blocage, et selon les psychologies des uns plus ou moins angoissés, cette peur de faire confiance est assez naturelle. Et c’est parce que j’ai peur de faire confiance que je ne porte pas de fruits. Alors que, si je rentre dans la confiance, si je rentre dans le don – à Dieu Lui-même d’abord – c’est le Seigneur qui se révèle à mesure que je me donne à Lui. Et plus je me donne à Lui, plus Il se révèle.

Voici toute la logique de l’Évangile : plus je suis dans la confiance envers le Seigneur, plus Il vient Lui-même m’habiter, plus je Lui laisse les mains libres pour me transformer.

Alors, nous voici dans cette fin d’année liturgique comme on sera un jour à la fin de notre vie et que l’on se posera peut-être cette question :

« Qu’ai-je fait de cette capacité d’aimer, de cette puissance du Saint-Esprit en moi ?
Ai-je parié sur la confiance ?
Qu’ai-je pris comme moyens pour grandir dans l’amour (matrimonial, envers le prochain) ou ai-je été paresseux ? »

Voici une autre chose que le maître reproche : la paresse, « Serviteur bon à rien ». Car il est vrai qu’aimer demande un effort, de sortir de soi-même ; c’est pour cela que c’est un commandement : cela ne nous est pas naturel. Ce qui est naturel, il n’est pas besoin de le commander. Ainsi, nous pouvons nous demander ni nous ne sommes pas dans une certaine paresse spirituelle, un certain ronronnement qui nous empêche d’aller à la rencontre du Seigneur et de nos frères. Cela nous renvoie à un autre évangile du même chapitre, Matthieu 25 :

« Ce que vous avez fait au plus petit d’entre mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. »

Ouvrir son cœur aux pauvres, c’est ouvrir son cœur à Dieu.
Alors, pendant un temps de silence, nous pourrons nous demander quels moyens nous prenons pour grandir dans l’amour ? Lorsque je célèbre un mariage, j’ai l’habitude de dire aux fiancés que j’espère que, 10 ans après le jour J, ils s’aimeront davantage que le jour de la cérémonie, car à ce moment-là, c’est en quelque sorte le rez-de-chaussée, c’est le début. Mais en attendant, qu’allez-vous faire pour avancer ?
De même, nous pouvons nous demander où nous en sommes dans notre attitude de confiance envers le Seigneur. Même en nous qui sommes ici, qui sommes « favorables au club », il y a une certaine méfiance envers le Seigneur, cette petite voix qui nous souffle : « que va t-il se passer ? que va t-il m’arriver ?… ».

A ce sujet, la prière de Charles de Foucauld est redoutable :

« Faites de moi ce qu’il vous plaira… »

Oui, disons-nous, mais, sauf ceci, cela et cela, comme des notes en petits caractères en bas de la page d’un contrat…
Demandons alors au Seigneur de relire notre vie et de voir les lieux où l’on peut rentrer dans une dimension de don désintéressé, un don qui, lui-même, appelle le don de Dieu envers nous,

Amen !


Références des lectures du jour :

  • Livre des Proverbes 31,10-13.19-20.30-31.
  • Psaume 128(127),1-2.3.4-5c.6a.
  • Première lettre de saint Paul Apôtre aux Thessaloniciens 5,1-6.
  • Évangile de Jésus Christ selon saint Matthieu 25,14-30 :

Jésus parlait à ses disciples de sa venue ; il disait cette parabole :
« Un homme, qui partait en voyage, appela ses serviteurs et leur confia ses biens.
À l’un il donna une somme de cinq talents, à un autre deux talents, au troisième un seul, à chacun selon ses capacités. Puis il partit.
Aussitôt, celui qui avait reçu cinq talents s’occupa de les faire valoir et en gagna cinq autres.
De même, celui qui avait reçu deux talents en gagna deux autres.
Mais celui qui n’en avait reçu qu’un creusa la terre et enfouit l’argent de son maître.

Longtemps après, leur maître revient et il leur demande des comptes.
Celui qui avait reçu les cinq talents s’avança en apportant cinq autres talents et dit :
— ’ Seigneur, tu m’as confié cinq talents ; voilà, j’en ai gagné cinq autres.
— Très bien, serviteur bon et fidèle, tu as été fidèle pour peu de choses, je t’en confierai beaucoup ; entre dans la joie de ton maître. ’
Celui qui avait reçu deux talents s’avança ensuite et dit :
— ’ Seigneur, tu m’as confié deux talents ; voilà, j’en ai gagné deux autres.
— ’ Très bien, serviteur bon et fidèle, tu as été fidèle pour peu de choses, je t’en confierai beaucoup ; entre dans la joie de ton maître. ’
Celui qui avait reçu un seul talent s’avança ensuite et dit :
— ’ Seigneur, je savais que tu es un homme dur : tu moissonnes là où tu n’as pas semé, tu ramasses là où tu n’as pas répandu le grain. J’ai eu peur, et je suis allé enfouir ton talent dans la terre. Le voici. Tu as ce qui t’appartient. ’
Son maître lui répliqua :
— ’ Serviteur mauvais et paresseux, tu savais que je moissonne là où je n’ai pas semé, que je ramasse le grain là où je ne l’ai pas répandu. Alors, il fallait placer mon argent à la banque ; et, à mon retour, je l’aurais retrouvé avec les intérêts.
Enlevez-lui donc son talent et donnez-le à celui qui en a dix. Car celui qui a recevra encore, et il sera dans l’abondance. Mais celui qui n’a rien se fera enlever même ce qu’il a.
Quant à ce serviteur bon à rien, jetez-le dehors dans les ténèbres ; là il y aura des pleurs et des grincements de dents ! ’