Texte de l’homélie :
Frères et sœurs, s’il y a des textes de l’Evangile « poil à gratter » et celui d’aujourd’hui en fait clairement partie. Il va tellement à l’encontre de la mentalité de notre société… J’y vois au moins trois raisons :
- D’abord, Jésus se réfère « au commencement de la création » or notre point de référence n’est pas le dessein de Dieu !
- Ensuite, quel défi de parler de l’unité des époux dans une société tellement individualiste !
- Et enfin, troisième raison : Jésus s’oppose au divorce alors que quasiment tous les pays l’ont accepté !
Accueillir le dessein de Dieu
La première chose qui apparaît en lisant l’évangile, c’est que Jésus et les pharisiens partent d’un point de vue différent : les pharisiens voient les choses par le petit bout de la lorgnette ; ils s’inscrivent dans une tradition où ils s’adaptent à la situation concrète.
De fait il y a des divorces : faisons en sorte que les gens en souffrent le moins possible. Ils rabaissent les exigences de la Loi car ils voient que les gens n’y arrivent pas. Leur intention est louable dans la mesure où ils veulent atténuer les effets du mal du divorce.
D’un certain sens, notre société est héritière de cette tradition : elle veut supprimer les situations difficiles que ce soit dans le domaine du mariage, du début de la vie, de la fin de vie, des personnes qui ont de la difficulté avec leur orientation sexuelle…
Elle préfère le bien-être au bien. (cf. Benoît XVI, Spe Salvi n° 38-39).
Jésus invite les pharisiens à sortir de cette petite « cuisine » et à lever les yeux pour voir le projet de Dieu. Jésus invite à une attitude contemplative et à se demander pourquoi Dieu a fait les choses ainsi.
D’ailleurs, l’auteur de la Genèse le manifeste très bien en parlant du « sommeil » d’Adam. On retrouve plusieurs fois dans la Bible cette image de sommeil, dans des moments très importants pour l’humanité. Avec Abraham, par exemple, quand Dieu fait alliance avec lui, la Bible emploie le même mot traduit ici par "sommeil mystérieux" et que la Bible grecque traduit par "extase". L’action de Dieu est tellement grande, tellement solennelle, qu’elle échappe à l’homme. Le sommeil indique la passivité profonde qui permet à Dieu d’agir en l’homme. L’homme est appelé à recevoir les choses au lieu de prendre.
Avant de chercher à manipuler la réalité, nous sommes appelés à nous poser la question : pourquoi Dieu a-t-il voulu qu’il y ait des hommes et des femmes ?
Pourquoi Dieu n’a-t-il pas créé un être humain unisexe qui se serait suffi à lui-même ?
L’homme seul et autosuffisant est un être statique, fermé en lui-même et surtout, exposé à l’orgueil. "Il n’est pas bon que l’homme soit seul". L’homme risquerait d’avoir la prétention orgueilleuse de se suffire à lui-même. Il n’est pas Dieu.
Cette solitude est comme une brèche qui révèle à l’homme qu’il ne pourra pas s’accomplir tout seul.
L’homme ne trouve pas dans les animaux l’aide qui lui corresponde. Le texte de la Genèse montre bien qu’à l’opposé des animaux, sur lesquels s’exerce la domination de l’homme, la femme apparaît comme un autre lui-même :
« Cette fois-ci, voici l’os de mes os et la chair de ma chair. »
Un peu comme la Trinité où le Fils est engendré par le Père sans division ni infériorité. L’expression hébraïque pour dire d’Eve qu’elle correspond à Adam est qu’elle est « face à lui » comme le Verbe est tourné vers le Père (cf. Jn 1, 1-2). Elle est donnée comme le partenaire d’un dialogue d’amour.
Le texte dit que la femme est « plantée en vis-à-vis » d’Adam. Cette aide, c’est un interlocuteur. La femme est pour l’homme un vis-à-vis avec qui il peut dialoguer sur un pied d’égalité.
« Faire un »
Quand Jésus dit de l’homme et de la femme : “tous deux deviendront une seule chair. Ainsi, ils ne sont plus deux, mais une seule chair.” Jésus ne parle pas seulement de l’union charnelle. Il parle de la communion totale qui peut et doit s’établir entre les époux.
Benoît XVI l’exprimait de manière très heureuse :
Qu’est-ce que signifie “être un” ? Il y a beaucoup d’ambiguïtés à propos de cette unité. Un humoriste disait un jour : "Une seule chair, peut-être, mais chacun dans sa peau !"
Certains connaissent sans doute la boutade de Sacha Guitry : "Dans le mariage, l’homme et la femme ne font qu’un, la question est : lequel ?". Il y a en effet beaucoup de pièges de l’unité.
Ni la fusion
Les images fusionnelles du couple font beaucoup de dégâts. L’autre ne pourra jamais s’ajuster à moi et moi à lui, sans faille ni décalage. « Être un » ne signifie pas être toujours ensemble, tout faire de concert, être toujours d’accord, n’avoir que des amis communs, des loisirs communs, … Il ne s’agit pas de perdre sa personnalité dans un grand tout commun, perdre sa liberté au profit de la domination de l’autre, nier la différence individuelle…
- « Être un » ne signifie pas penser ou parler à la place de l’autre. Il y a des couples où l’un des deux conjoints manifeste la conviction qu’il sait mieux dire que l’autre ce qu’il voudrait dire, qu’il connaît mieux que lui ce qui est bon pour lui.
- « Être un » ne signifie pas que l’on peut et surtout que l’on doit tout se dire au nom de la transparence absolue.
Une telle unité sera ressentie comme mortifère au niveau psychologique parce que étouffante, dépersonnalisante, insupportable.
La distance entre les époux est une bonne chose. C’est elle qui permet de se parler, d’être en "vis-à-vis", de se rencontrer "face à face". L’union est comme un pont, un arc, entre deux rives, deux personnalités, deux désirs, deux libertés. L’unité n’empêche pas la différence.
L’unité n’empêche pas une certaine solitude. L’amour n’abolit pas l’irréductible solitude de l’existence. La Bible est aussi révélation du prix de la personne, de chaque personne dans sa singularité, dans son histoire, dans sa vocation irréductible.
Ni l’indépendance
Cependant la distance ne doit pas être une indépendance. Certains veulent garder leur indépendance de célibataires tout en étant mariés. Ils veulent en quelque sorte le beurre et l’argent du beurre.
Une grande tentation actuelle est une forme d’individualisme où l’on recherche avant tout son propre "épanouissement", où l’on cultive son ego. L’unité va à l’encontre du culte du moi. Devenir soi, devenir soi-même, ce n’est pas s’enfermer dans ce que Denis Vasse appelle le "bunker du moi". La personne est appelée à se libérer de la prison du moi.
Les exigences quotidiennes de la vie de couple sont un incessant appel à vaincre les pesanteurs du moi, à s’alléger de soi, à se libérer de l’ego. Aimer, c’est accepter d’être transformé par l’autre. Cela rejoint une vérité chrétienne tout à fait centrale, selon laquelle il faut mourir pour renaître.
« Celui qui cherchera à conserver sa vie la perdra, mais qui la perdra la sauvera. » (Luc 17-33)
Et comme le dit la prière attribuée à saint François d’Assise :
« C’est en s’oubliant que l’on se trouve. »
La communion
Entre la fusion et l’indépendance, il y a la communion. Le couple est appelé à former une équipe qui a sa dynamique propre.
Le couple est à l’image de la Trinité dont les personnes sont distinctes mais dans l’unité.
Construire l’unité … et la raccommoder !
On peut avoir l’impression qu’une unité est donnée le jour du mariage et qu’il ne faut surtout pas la perdre par la suite. Il est vrai que Dieu unit les époux d’un lien indissoluble. Mais l’unité des époux n’en est qu’à ses débuts. Comme l’écrivait Bismarck de manière un peu rêche à sa jeune épouse :
Le jour du mariage n’est pas le sommet de l’unité. Cette unité est à construire.
Ce serait très naïf d’imaginer que l’unité est donnée comme par miracle, par exemple dans un coup de foudre. L’amour suppose de prendre une décision. L’émission de télé-réalité « mariés au premier regard » illustre une conception infantile de l’amour, même si les « partenaires » ont un taux de compatibilité élevé ! Il suffit de voir le taux de divorces au bout de seulement 2 ou 3 ans.
On pourrait appliquer à l’unité ce que l’on dit de notre vie chrétienne : devenez ce que vous êtes. C’est le « déjà » et le « pas encore » qu’évoque souvent saint Paul : déjà nous sommes saints mais nous avons aussi à travailler pour y parvenir. La grâce est déjà donnée ; elle nous précède toujours. Mais il nous faut coopérer à cette grâce afin qu’elle puisse s’épanouir en nous. « Faire un » ne se fait pas tout seul. Il y a tellement de forces centrifuges qui séparent. Il y faut de l’énergie.
Cela peut se faire comme de l’extérieur comme lorsque l’on met une ficelle pour rassembler les morceaux de bois d’un fagot. Mais « faire un » peut se faire de l’intérieur notamment en cultivant l’émerveillement initial d’Adam vis-à-vis d’Eve.
Il faut aussi apprendre l’art du raccommodage comme le dit Raniero Cantalamessa (8 octobre 2006) :
Saint Paul donnait d’excellents conseils à ce propos :
« Si vous êtes en colère, ne tombez pas dans le péché ; avant le coucher du soleil mettez fin à votre emportement. Ne donnez pas prise au démon. » (Eph 4, 26-27)
« Supportez-vous mutuellement, et pardonnez si vous avez des reproches à vous faire. » (Col 3, 13)
« Portez les fardeaux les uns des autres. » (Ga 6, 2)
À travers ce processus d’accrocs et de raccommodages, de crises et de dépassements de crise, le mariage ne se fane pas mais s’affine et s’améliore. C’est un chemin de purification pour un amour de plus en plus gratuit et désintéressé. Si au début les époux s’aimaient pour la satisfaction que cela leur procurait, aujourd’hui ils s’aiment peut-être un peu plus d’un amour de tendresse, libéré de l’égoïsme et capable de compassion ; ils s’aiment pour ce qu’ils ont réalisé et souffert ensemble.
Conclusion
Un évangile de référence pour le mariage est celui des noces de Cana. À Cana, Dieu relance la fête. « Ils n’ont plus de vin » : les ressources humaines de la noce viennent à s’épuiser. Jésus vient sauver nos amours de l’épuisement par son vin nouveau. Et ce vin d’origine inconnue est meilleur que le premier…
La capacité d’aimer a été donnée par l’Esprit répandu sur la Croix.
Que la Vierge de Cana intercède pour tous les couples qui « n’ont plus de vin », dont les ressources humaines viennent à s’épuiser et leur procure un vin nouveau.
« Tu combles ceux qui t’implorent, bien au-delà de leurs mérites et de leurs désirs. »
Amen !
Références des lectures du jour :
- Livre de la Genèse 2,18-24.
- Psaume 128(127),1-2.3.4-5.6.
- Lettre aux Hébreux 2,9-11.
- Évangile de Jésus-Christ selon saint Marc 10,2-16 :
Des pharisiens l’abordèrent et, pour le mettre à l’épreuve, ils lui demandaient :
— « Est-il permis à un mari de renvoyer sa femme ? »
Jésus leur répondit :
— « Que vous a prescrit Moïse ? »
Ils lui dirent :
— « Moïse a permis de renvoyer sa femme à condition d’établir un acte de répudiation. »
Jésus répliqua :
— « C’est en raison de la dureté de vos cœurs qu’il a formulé pour vous cette règle. Mais, au commencement de la création, Dieu les fit homme et femme.
À cause de cela, l’homme quittera son père et sa mère, il s’attachera à sa femme, et tous deux deviendront une seule chair. Ainsi, ils ne sont plus deux, mais une seule chair.
Donc, ce que Dieu a uni, que l’homme ne le sépare pas ! »De retour à la maison, les disciples l’interrogeaient de nouveau sur cette question.
Il leur déclara : « Celui qui renvoie sa femme et en épouse une autre devient adultère envers elle. Si une femme qui a renvoyé son mari en épouse un autre, elle devient adultère. »Des gens présentaient à Jésus des enfants pour qu’il pose la main sur eux ; mais les disciples les écartèrent vivement.
Voyant cela, Jésus se fâcha et leur dit : « Laissez les enfants venir à moi, ne les empêchez pas, car le royaume de Dieu est à ceux qui leur ressemblent. Amen, je vous le dis : celui qui n’accueille pas le royaume de Dieu à la manière d’un enfant n’y entrera pas. »
Il les embrassait et les bénissait en leur imposant les mains.