Homélie du 13e dimanche du Temps Ordinaire

29 juin 2020

« Celui qui aime son père ou sa mère plus que moi n’est pas digne de moi ; celui qui aime son fils ou sa fille plus que moi n’est pas digne de moi. »

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Texte de l’homélie

Bien chers frères et sœurs,

Sans doutes le savez-vous, mais il y a parmi nous 80 fiancés qui se préparent au mariage, et c’est une joie de les accueillir. C’est aussi pour eux un temps pour se demander comment faire le pas de famille dont ils viennent vers la famille qu’ils vont former. Et l’évangile de ce jour nous aide à y voir un peu plus clair.

« Celui qui aime son père ou sa mère plus que moi… »

Nous avons tous été enfants, puis adolescents. Cette dernière période est celle où l’on est particulièrement sensible au conformisme : il faut faire partie d’une bande, suivre une mode qui nous identifie à nos camarades. Tout ceci nous protège, nous permet d’exister aux yeux d’autrui. On parle même de tribus urbaines qui permettent aux uns et aux autres de s’intégrer… Mais, ce n’est pas si facile que cela de trouver peu à peu son propre chemin, sa personnalité, son autonomie, et cette parole d’aujourd’hui est forte : « tu préfèreras le Seigneur à ton père et à ta mère. »

« Celui qui aime son père ou sa mère plus que moi n’est pas digne de moi. »

Cela peut aussi nous aider à mettre à distance ces milieux dont nous venons. Je parle du milieu amical, mais aussi des milieux familiaux, et peut-être même – sous un terme un peu trivial – les clans que nous formons avec nos familles et nos amis. Le temps des fiançailles est précisément un temps donné pour réordonner tout cela.
Car, si on ne remet pas l’amour des parents et des amis à sa juste place, on ne saura pas vraiment aimer, on ne saura pas s’ouvrir à l’universel. Cela restera un amour, une solidarité « naturels »…

« Tu quitteras ton père et ta mère… »

Qu’est-ce que cela signifie ?

Il est bon de prendre conscience que, dans nos familles, il est des modes de fonctionner qui ne nous laissent pas complètement libres tout en nous apportant une certaine gratification. Je pense à certaines familles dans lesquelles il y a beaucoup de connivence entre les uns et les autres, mais il y en a tellement que cela devient finalement aussi compact qu’un bloc de béton, et que tout corps extérieur a du mal à y faire sa place.
Il y en a d’autres où la complicité intellectuelle est très forte, et l’humour - pratiqué à haut niveau – est si corrosif que tout ce qui passe à portée est comme volatilisé en un instant si cela n’entre pas dans les critères que la famille s’est donnés…

Ainsi, il est bon de prendre une certaine distance pendant ce temps privilégié des fiançailles, afin de mieux prendre conscience des mimétismes que nous avons pu intégrer. Car, une blague qui fait écho à ma culture familiale peut être un signe de manque d’autonomie et elle risque de manquer de charité, écorcher tel ou tel. Oui, c’est souvent un manque de charité qui se manifeste ainsi car pour aimer, il faut qu’il y ait quelqu’un ; quand il n’y a personne, seulement l’écho du milieu duquel je viens, il n’y a ni amour ni charité. Vous le savez, pour aimer, il faut être rempli de charité.

Qu’est ce qui peut nous guérir de tout cela ?

Mais, qu’est-ce qui peut nous permettre d’avancer sur ce chemin, de trouver notre vraie personnalité qui nous permettra d’aimer vraiment ? C’est magnifique car c’est le Seigneur qui nous donne cet espace pour nous libérer de ce qui met notre cœur à l’étroit : c’est l’Eglise !

Notre appartenance à l’Église.

Oui, quand l’Église accomplit sa mission, elle nous libère d’une appartenance sociologique qui nous conditionne trop. Vous le savez, c’est Saint Paul qui nous le dit :

« Car tous vous tous, qui avez été baptisés en Christ, vous avez revêtu Christ.
Il n’y a plus ni Juif, ni Grec, ni esclave, ni homme libre !
Il n’y a plus l’homme et la femme, car vous êtes tous un en Jésus-Christ. »

Cette synthèse que l’Église a réalisée au cours de son histoire est extraordinaire ! L’alliance entre l’homme libre et l’esclave : c’est inimaginable pour quelqu’un de l’Antiquité…
Un peu plus tard, lorsqu’il sera question de la synthèse entre le monde barbare et le monde romain : seule l’Église pouvait faire cela.

Et de nos jours : quelles sont les synthèses, les barrières que nous avons à dépasser, que l’Église nous permet de dépasser ?

Je voudrais vous citer un fait récent de l’Église qui m’a beaucoup marqué.

Je me souviens du témoignage du Père Zacharie recteur du petit séminaire de Buta, au Burundi. Il a relaté les derniers moments de quarante de ses élèves.
Durant le terrible génocide du Rwanda qui s’était étendu jusqu’au Burundi, ces jeunes, tant Hutus que Tutsis, étaient restés au séminaire. La radio qu’ils écoutent pour avoir des nouvelles de la guerre ne manquent pas de les dresser les uns contre les autres avec une extrême violence. Mais le soir après les cours, dans une salle d’étude, le Père Zacharie leur donnait la possibilité d’échanger, de parler. Les échanges sont parfois extrêmement tendus.
Puis un jour, il sent qu’une mystérieuse unité s’est faite. « Il n’y a plus ni Hutus et ni Tutsis… ils ne sont plus qu’un en Jésus Christ. » Le Père Zacharie sent qu’une réconciliation s’est opérée, que la Grâce est passée…

En peu de temps, les faits se précipitent. Un matin à 5h30, un groupe de deux mille rebelles Hutus pénètrent dans le séminaire. Les soldats entrent dans le dortoir où dorment les jeunes et ordonnent que les Hutus se placent d’un côté de la pièce et les Tutsis de l’autre. Les jeunes n’obéissent pas. Ils se tiennent par la main.
Quelqu’un dit : « Nous sommes tous Burundais, nous sommes tous enfants de Dieu ».
On entend alors une rafale de kalachnikov, puis l’explosion d’une bombe. C’est un massacre.
Des survivants ont raconté avoir entendu quelques compagnons dire à voix haute : « Seigneur, pardonne-leur car ils ne savent pas ce qu’ils font… »

Aujourd’hui ce lieu est un lieu de pèlerinage. Et un monastère y a été fondé par le Père Zacharie, monastère Sainte Marie de la Paix qui regroupe quatorze membres. On y perpétue le souvenir des martyres de Buta, martyres de la charité, de la réconciliation et du dépassement de l’appartenance clanique.
Quelle œuvre profonde de guérison l’Église a opérée : elle a libéré de la haine raciale, elle a permis à chacun de ses jeunes de trouver sa véritable identité, échappant au formatage ethnique…

Certes, nous ne sommes pas exposés à des situations si extrêmes, mais c’est si beau de nous le rappeler : c’est notre appartenance à une église « multifaria », c’est à dire « aux multiples visages » qui nous permet cette liberté intérieure.
C’est une Eglise profondément missionnaire, qui accepte toutes les réalités sociales, toutes les réalités raciales en son sein. Voilà qui nous libère !

Prendre notre croix…

Cela implique aussi de prendre notre croix, comme dit Jésus. Il n’est pas facile de rompre au bon sens ces solidarités naturelles, ou au moins de les relativiser. C’est parfois au prix d’une grande solitude, d’une réaffirmation de sa personnalité.
Alors la tentation est grande de trouver dans sa femme, dans son mari, le complément, celle ou celui avec qui on est parfaitement en phase. Voici une autre erreur…
Oui, il faut jusque dans le mariage affirmer cette solitude et cette singularité qui nous permettra de continuer à aimer comme Dieu veut que nous aimions.

Grande toujours est le tentation de la fusion, et donc de la régression. Vous vous souvenez peut-être de ces vers trop connus de Kalil Gibran, ce poète Libanais :

« Que chacun de vous emplisse la coupe de l’autre, mais ne buvez pas à la même coupe.
Que chacun donne à l’autre de son pain, mais ne mangez pas du même pain.
Chantez et dansez ensemble, réjouissez-vous, mais que chacun de vous soit seul.
De même que sont isolées les cordes du luth, alors, qu’elles vibrent du même air : qu’ainsi soient vos âmes.

Oui, la solitude nourrit l’amour, et l’amour la solitude.

Le mari doit permettre à la femme d’être ce qu’elle est, et réciproquement. »

Il est bon de se poser la question en couple : « mais qui est-il vraiment ? qui est-elle vraiment ? » « comment mettre au service de sa singularité ? comment faire en sorte que je ne lui coupe pas les ailes, que je ne l’attache pas avec une chaîne ? »
Ce sont des réactions parfois si naturelles. Mais c’est pourtant une unité mal comprise, synonyme de dissolution des individualités.

Cela me rappelle ce magnifique petit épisode de la première lecture où la Sunamite souhaite accueillir le prophète, et son mari a confiance en elle : il ne lui pas tant de questions. Et voici qu’ils construisent cette petite maison sur le toit. Il aurait pourtant pu lui faire mille objections…
Mais il accepte son initiative, il accepte sa singularité.

Dans le couple, dans une communauté aussi, chacun a la responsabilité d’aider l’autre à devenir vraiment ce qu’il est, pour que chacun puisse donner à l’Église et au monde le trésor de sa personnalité qui sinon manquera.
Alors, soyons serviteurs de la liberté intérieure les uns des autres, et ainsi, notre cœur sera au large, notre cœur pourra accueillir la présence de Dieu dans le monde pour l’agrandir,

Amen !


Références des lectures du jour :

  • Deuxième livre des Rois 4,8-11.14-16a.
  • Psaume 89(88),2-3.16-17.18-19.
  • Lettre de saint Paul Apôtre aux Romains 6,3-4.8-11.
  • Évangile de Jésus-Christ selon saint Matthieu 10,37-42 :

En ce temps-là, Jésus disait à ses Apôtres :
« Celui qui aime son père ou sa mère plus que moi n’est pas digne de moi ; celui qui aime son fils ou sa fille plus que moi n’est pas digne de moi ; celui qui ne prend pas sa croix et ne me suit pas n’est pas digne de moi.
Qui a trouvé sa vie la perdra ; qui a perdu sa vie à cause de moi la gardera.
Qui vous accueille m’accueille ; et qui m’accueille accueille Celui qui m’a envoyé.
Qui accueille un prophète en sa qualité de prophète recevra une récompense de prophète ; qui accueille un homme juste en sa qualité de juste recevra une récompense de juste.

Et celui qui donnera à boire, même un simple verre d’eau fraîche, à l’un de ces petits en sa qualité de disciple, amen, je vous le dis : non, il ne perdra pas sa récompense. »