Texte de l’homélie :
Chers frères et sœurs,
Après la consécration, nous avons coutume de dire : « Mysterium fidei » :
« Il est grand le mystère de la foi »
Si le mot mystère a une signification, c’est bien à propos de l’eucharistie, et il est opportun d’en parler à ce moment-là. Oui, ce sacrement, c’est une réalité voilée. Il ne se donne pas à connaître facilement, il se fait en silence. Il est vrai que la présence est réelle, mais elle résiste à toute investigation.
Pour le dire autrement, l’Eucharistie blesse notre raison, blesse l’évidence. Elle blesse cette union si familière et si intime de la connaissance de nos sens et de celle de notre esprit. Ce que perçoivent nos sens, ce n’est pas ce que croit notre cœur.
D’ordinaire nous fonctionnons ainsi : je vois des feuilles, des branches, un tronc, du vert… Et je me dis : c’est un arbre ! Mais voilà qu’avec l’Eucharistie je ne peux pas faire cela. Les sens me disent quelque chose et Dieu me dit autre chose, et c’est Lui que je dois écouter quand Il me parle du pain et de vin :
« ceci est mon corps… » « ceci est mon sang… »
Ainsi, croire en l’Eucharistie c’est briser ce fonctionnement ordinaire de notre esprit, par un acte qui porte une certaine violence : c’est l’acte de foi. Et c’est un acte qui doit se renouveler car nous ne pouvons "croire une fois pour toute", un peu comme nos frères évangéliques le pensent : ils demandent à ceux qui veulent se convertir de se lever et de proclamer : « Jésus est mon Seigneur ! ». C’est très beau, comme s’il y avait vraiment un avant et un après, une parole qui me ferait basculer définitivement dans le camp de la foi.
Mais pour nous, catholiques, ce grand sacrement nous demande à chaque instant de refaire l’acte de foi : la présence permanente de Jésus dans l’Eucharistie nous invite à cette permanence de l’acte de foi, un acte de foi permanent renouvelé.
Le fruit de cela est que l’Eucharistie nous fait sortir de l’habitude. Vous le savez, l’habitude c’est ce qui nous tue, elle endurcit notre âme ; or, devant l’Eucharistie cela n’est pas possible… Péguy avait bien compris que le grand ennemi à foi, ce n’est pas l’athéisme, c’est l’âme habituée…
Frères et sœurs, je voudrais aussi que nous prenions l’Eucharistie comme une magnifique méthode, une pédagogie extraordinaire pour nous apprendre à mieux aimer son prochain, une belle nourriture pour nous y aider.
Que fait Jésus ? Il prend une bassine, Il s’abaisse au pied de chacun de ses disciples, Il leur lave les pieds, Il les embrasse. Ce faisant, Il se révèle comme le Serviteur, Il dévoile ainsi une nouvelle facette de Dieu. Mais plus encore peut-être, Il va au-delà de l’apparence de ses disciples : Il révèle qui ils sont en vérité, Il révèle quelle est leur extraordinaire dignité, quelle est leur grandeur.
Saint Thomas d’Aquin ira jusqu’à dire :
« Jésus, en venant sur la terre, en se faisant homme et en nous servant, nous traite comme si nous étions des dieux. »
Devant cette révélation trop inouïe, Pierre réagit car il a sans doutes peur de sa propre grandeur. Bien sûr, cette grandeur ne vient pas de lui, mais entièrement de Dieu. Mais le geste de Jésus ce n’est pas de la comédie, il n’est pas trompeur. Dieu s’est mis à genoux devant l’homme, et ce faisant Il a fait apparaître cette part divine en chacun d’eux.
Mais Jésus nous dit bien : « C’est un exemple que je vous laisse. Faites de même entre vous ». Car votre part divine est cachée, comme l’est le Seigneur Dieu dans l’Eucharistie. Dans cette très belle hymne que l’on chante encore quelque fois, il y a ces très belles paroles à propos de du Seigneur caché dans l’Eucharistie : « latens deitas » : divinité cachée dans l’eucharistie.
Et ne pouvons-nous pas dire aussi devant chaque homme : « latens deitas » ? « Toi aussi, tu caches la divinité… » Et, pour le prochain comme pour les espèces du pain et du vin, il faut dépasser l’apparence pour croire à cette part divine présente - à des parts différentes bien sûr - dans l’Eucharistie et dans l’homme.
Mais comment faire pour y arriver ? Sans doutes que la première façon d’aimer, c’est souvent de réintroduire une bonne distance, de dépasser l’évidence immédiate. Quand nous avons trop le nez collé à ce qui nous entoure, et il nous arrive de nous agacer. Il faut faire ce pas e arrière et se demander comment Dieu voit l’autre. Cela peut être dans un moment de silence, en apprenant à ne pas répondre du tac au tac. Cela suppose une bonne maîtrise de soi, mais cela permet que petit à petit, l’autre apparaisse dans ce qu’il est réellement.
Allons plus loin et voyons comment Jésus trouve cette distance : c’est en s’agenouillant. Cela nous permet de voir la personne sous un autre point de vue. Elle nous permet de retrouver la grandeur, la part divine de chacun ; et cette distance, c’est celle de celui qui se met à genoux, celle de celui qui sert.
Un prêtre qui préparait des jeunes aux fiançailles avait affaire à un jeune couple de fiancés qui avaient tendance à s’agacer, ce qui peut arriver pendant les fiançailles. Ainsi, il leur a proposé le rituel du lavement des pieds, et a demandé au jeune homme comment il voyait sa fiancée. Il a répondu : « je la vois d’en bas… ». Ce qui est intéressant, c’est qu’il n’avait plus du tout envie de dire les mêmes choses d’elle après cette expérience, car il la voyait sous un autre angle.
Il est bon que nous retrouvions ce geste du lavement des pieds et pourquoi pas de le réintroduire dans nos liturgies familiales, elles qui sont trop pauvres… Nous avons trop tendance à penser que c’est le prêtre qui fait tout et nous manquons de ce genre de rituel en famille, c’est en son cœur qu’ils doivent avoir lieu. Il faut bien entendu adapter à ce que peut vivre une famille, mais c’est beau de faire ce geste qui a cette vertu propre de pouvoir changer notre regard, voire notre cœur.
Allons encore un peu plus loin : si j’arrive à dépasser les apparences de l’Eucharistie, à croire et à m’en nourrir, elle va m’aider à faire grandir cette charité en moi. Comme cela peut être aussi vrai pour le prochain, comme je dois le laisser être pour moi une nourriture. Cela suppose d’accepter de me laisser édifier par lui, d’avoir cette simplicité. C’était ce qui rendait aussi la petite Thérèse si sympathique à ses sœurs : elles savaient se laisser édifier par elle, la plus grande sainte des temps modernes et dans l’humilité du cœur admirer des comportements qui auraient pu paraître ordinaires.
Cette sainteté, c’est celle des saints "de la porte d’à côté", comme les appelle le Pape François, et il est de notre devoir de retrouver une autre forme de sainteté. Nous avons souvent recours à des saints que nous aimons bien d’autres époques et d’autres pays, des saints dont la vertu est parfois plus admirables qu’imitables, comme le dit notre Saint Père. Mais il est bon de repérer aussi la sainteté de ceux qui nous entourent, qui sont à côté de nous et qui peuvent nous édifier si nous acceptons de porter un autre regard sur eux : notre conjoint, nos parents, nos enfants, cette mère de famille qui élève seule ses enfants et parvient à laisser dans leur cœur cette marque de droite, celle des grands parents qui ne prennent pas leur partie que leurs petits-enfants abandonnent la foi… et qui par leur prière font le siège de la porte du Bon Dieu pour qu’Il les ramène vers Lui, celle de nos frères de communauté aussi avec leur persévérance dans la vocation…
Il faut réhabiliter cette sainteté des gens d’à côté qui est comme ce pain quotidien. L’Eucharistie est quotidienne, pourquoi la sainteté le serait-elle pas aussi ?
Oui, il faut nous laisser édifier par tous, pas uniquement par ceux que je vais choisir, c’est d’une certaine façon comme un défi.
A ce sujet, je me souviens d’avoir vu un film de Holmi d’après une nouvelle de Joseph Roth, un écrivain allemand qui s’appelle La légende du saint Buveur :
À Paris, en 1934, Andreas Kartak, un ancien mineur silésien dort sous les ponts de la Seine après avoir fait de la prison pour meurtre. C’est là qu’il est abordé un soir de printemps par un homme « fort bien mis et d’âge mûr » qui lui prête 200 francs, somme importante pour l’époque, à condition qu’il les restitue le plus tôt possible au tronc de la « petite sainte Thérèse », dans l’église Sainte-Marie des Batignolles. où se trouve une statue de Thérèse de Lisieux… Il fera tout pour honorer cette dette, malgré sa déchéance.
C’est cette part lumineuse et inaltérable, ce diamant que Dieu laisse dans le cœur de chacun d’entre nous, même les plus disgraciés, pour que nous puissions considérer qu’Il habite en lui.
Permettez-moi de terminer en citant ces si belles paroles d’un vieux cérémonial scout qui nous préparait à rentrer dans la vie adulte et qui disait ceci :
Es-tu prêt à ne mépriser personne, à t’entretenir fraternellement avec chacun, à apprendre de tous ? »
Oui, Jésus fait une ultime révélation dans cette institution de l’Eucharistie : Il ne révèle pas simplement Son amour et Son humilité aux hommes. Il révèle aussi quelque chose, non aux hommes, ni aux anges, mais au pain, mais au vin. Il dit au pain : « tu es capable de devenir Dieu grâce à ma parole » et Il dit au vin : « tu peux devenir mon sang ».
C’est pourquoi nous sommes appelés dire à notre prochain à nous dire les uns aux autres : « tu peux être tabernacle de la présence du Dieu vivant ».
Que celle qui le fut pleinement nous accompagne sur ce chemin,
Amen !
Références des lectures du jour :
- Livre de l’Exode 12,1-8.11-14.
- Psaume 116(115),12-13.15-16ac.17-18.
- Première lettre de saint Paul Apôtre aux Corinthiens 11,23-26.
- Évangile de Jésus-Christ selon saint Jean 13,1-15. :
Avant la fête de la Pâque, sachant que l’heure était venue pour lui de passer de ce monde à son Père, Jésus, ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, les aima jusqu’au bout.
Au cours du repas, alors que le diable a déjà mis dans le cœur de Judas, fils de Simon l’Iscariote, l’intention de le livrer, Jésus, sachant que le Père a tout remis entre ses mains, qu’il est sorti de Dieu et qu’il s’en va vers Dieu, se lève de table, dépose son vêtement, et prend un linge qu’il se noue à la ceinture ; puis il verse de l’eau dans un bassin.
Alors il se mit à laver les pieds des disciples et à les essuyer avec le linge qu’il avait à la ceinture.
Il arrive donc à Simon-Pierre, qui lui dit :
— « C’est toi, Seigneur, qui me laves les pieds ? »
Jésus lui répondit :
— « Ce que je veux faire, tu ne le sais pas maintenant ; plus tard tu comprendras. »
Pierre lui dit :
— « Tu ne me laveras pas les pieds ; non, jamais ! »
Jésus lui répondit :
— « Si je ne te lave pas, tu n’auras pas de part avec moi. »
Simon-Pierre lui dit :
— « Alors, Seigneur, pas seulement les pieds, mais aussi les mains et la tête ! »
Jésus lui dit :
— « Quand on vient de prendre un bain, on n’a pas besoin de se laver, sinon les pieds : on est pur tout entier. Vous-mêmes, vous êtes purs, mais non pas tous. »
Il savait bien qui allait le livrer ; et c’est pourquoi il disait : « Vous n’êtes pas tous purs. »Quand il leur eut lavé les pieds, il reprit son vêtement, se remit à table et leur dit :
— « Comprenez-vous ce que je viens de faire pour vous ?
Vous m’appelez “Maître” et “Seigneur”, et vous avez raison, car vraiment je le suis.
Si donc moi, le Seigneur et le Maître, je vous ai lavé les pieds, vous aussi, vous devez vous laver les pieds les uns aux autres.
C’est un exemple que je vous ai donné afin que vous fassiez, vous aussi, comme j’ai fait pour vous. »