Texte de l’homélie :
L’évangile de Marthe et Marie peut nous rejoindre dans une difficulté qui peut facilement nous arriver. Cela peut se présenter comme une valse à trois temps :
- l’emballement,
- le coup d’arrêt,
- les fruits.
Emballement
On imagine assez facilement la scène. Marthe et Marie invitent Jésus chez elles. Pendant que Marthe s’affaire à préparer le repas, Marie reste auprès de Jésus pour l’écouter. Peu à peu, la tension monte chez Marthe.
Au début, elle ne dit rien mais n’en pense pas moins. Elle a l’impression de tout faire alors que Marie ne fait rien : « ici, c’est toujours moi qui fais tout ! » Chaque fois qu’elle passe à proximité de Jésus et de Marie, elle se dit que Marie pourrait bien l’aider, qu’elle devrait même l’aider. En même temps, il ne semble pas qu’elle lui ai dit directement : « Marie, pourrais-tu m’aider ? »
Marthe n’était pas seulement agitée extérieurement mais surtout intérieurement. Il semble que Marthe se soit laissée gagner par l’inquiétude, l’angoisse de ne pas y arriver. Au bout d’un moment, quand la pression intérieure est bien montée, cela saute comme un bouchon. Son mécontentement l’envahit de plus en plus au point qu’elle n’en veut pas seulement à sa sœur mais aussi à Jésus. Cela se sent dans la réflexion qu’elle adresse à Jésus avec un ton assez revendicatif :
« Seigneur, cela ne te fait rien ? Ma sœur me laisse seule à faire le service. Dis-lui donc de m’aider. »
Ce n’est pas simplement une demande mais un ordre qu’elle adresse à Jésus…
Au départ, l’intention de Marthe était certainement excellente. D’ailleurs dans son hospitalité, elle se rapproche d’Abraham dont on voit l’empressement près des chênes de Mambré dans la première lecture. Les verbes qui traduisent sa hâte son très nombreux :
« Abraham se hâta d’aller trouver Sara »
« il lui dit : « Prends vite trois grandes mesures de farine » »
« Puis Abraham courut au troupeau »
« Il le donna à un serviteur, qui se hâta de le préparer. »
Mais dans le récit de l’hospitalité d’Abraham, on ne sent pas cette agressivité. Cela nous rappelle aussi la hâte de la Vierge Marie qui s’en va trouver sa cousine Élisabeth juste après l’Annonciation.
Le Seigneur n’est donc pas contre cet empressement. Il n’entend pas du tout cautionner la nonchalance, l’indolence ou la paresse. L’opposition que l’on perçoit dans la réponse de Jésus à Marthe, n’est pas entre ceux qui font quelque chose et ceux qui ne font rien, mais entre ceux qui prennent le temps d’écouter la parole de Dieu et ceux qui sont tellement pris par ce qu’ils veulent faire qu’ils en deviennent agressifs.
L’attitude de Marthe donne l’impression que la machine s’est emballée. Les choses vont tellement vite qu’à un certain moment elle ne contrôle plus rien. Son souci de bien faire prend le pas sur les personnes.
Dans la vie familiale et communautaire, ce qui est le plus insidieux, ce sont quelquefois les choses à faire ou les projets qui accaparent toute notre attention au point qu’ils prennent le pas sur les relations entre les personnes (cela peut être la construction d’une maison, des engagements professionnels ou associatifs, …).
Les liens entre les personnes se distendent car nous ne sommes plus tellement à l’écoute les uns des autres.
Coup d’arrêt
Par Sa réponse, Jésus la stoppe un peu brutalement. Mais Il ne le fait pas méchamment. Nous savons par d’autres passages de l’Évangile qu’Il aimait se rendre chez Marthe et Marie. Saint Jean nous même dit explicitement :
« Jésus aimait Marthe et sa sœur, ainsi que Lazare. » (Jn 11, 5)
Marthe vient en premier ; ensuite Marie et enfin Lazare qu’Il ressuscitera.
Si, dans l’évangile de ce jour, Jésus fait à Marthe cette réponse qu’elle n’attendait sûrement pas, ce n’est pas pour lui faire du mal mais plutôt pour l’arrêter dans son « emballement ». C’est un peu comme une voie de ralentissement dans les routes de montagnes très pentues. Marthe s’était emballée ; Jésus l’arrête. Il fallait l’aider à recentrer les choses pour ne pas perdre de vue le but de son empressement qui est d’accueillir Jésus le mieux possible.
Dans notre vie, il y a aussi des coups d’arrêt brutaux : nous sommes lancés dans une vocation, dans la vie familiale, dans le travail, dans tel ou tel projet et quelque chose d’imprévu nous arrête dans notre élan. Cela peut être un ennui de santé, une infidélité, un accident, un problème matériel, un désaccord, une parole malheureuse, un événement, …
Dans l’évangile, c’est Jésus qui arrête Marthe. Dans notre vie, ces coups d’arrêt ne sont pas toujours voulus par Dieu. On peut hélas mal réagir, tomber dans une forme de révolte et d’amertume ; mais on peut aussi s’en servir pour progresser. Jésus nous donne Sa grâce pour que nous puissions accueillir ces imprévus comme une opportunité pour nous recentrer sur Lui ou approfondir notre relation avec lui. Dans tous les cas, Dieu peut s’en servir :
« Quand les hommes aiment Dieu, lui-même fait tout contribuer à leur bien, puisqu’ils sont appelés selon le dessein de son amour. » (Rm 8, 28)
Nous ne sommes pas non plus obligés d’être arrêtés brutalement indépendamment de notre volonté. Nous pouvons aussi choisir de nous arrêter car nous avons besoin de pauses où l’on prend le temps de relire ce que nous avons vécu et le remettre dans la perspective ultime de notre vie.
Les saints nous apprennent que nous avons tous besoin de ces moments de ressourcement qui alternent avec le service des autres. Saint Vincent de Paul prenait chaque matin de longs temps de prière avant de commencer ses journées au service des autres. Plus près de nous, on peut penser aussi à Mère Teresa pour qui les temps d’adoration du Saint Sacrement étaient si essentiels.
L’évangile du bon Samaritain – que nous avons lu dimanche dernier – forme comme un diptyque avec l’évangile de Marthe et Marie. Le va et vient entre le service concret du prochain et l’écoute de la Parole de Dieu, nous préserve à la fois de l’éparpillement et du repli sur nous-même.
Peut-être connaissez-vous frère Laurent de la Résurrection. C’est un frère carme de la rue de Vaugirard à Paris au XVIIe siècle. Il était cuisinier de son monastère et faisait « cuire sa petite omelette » dans un haut degré de communion avec Dieu ! Il encourage à « Changer notre façon de faire, pour agir avec calme, et sans précipitation. »
Lorsque nous agissons ou travaillons, lorsque nous lisons ou écrivons, je dirais même plus : lorsque nous prions à haute voix ou chantons les louanges du Seigneur, il faut nous arrêter un petit instant, le plus souvent que nous pouvons, pour adorer au fond de notre cœur, goûter Sa Présence en nous, comme en passant et à la dérobée. »
Finalement, il mettait en pratique cette recommandation de saint Paul :
« Tout ce que vous dites, tout ce que vous faites, que ce soit toujours au nom du Seigneur Jésus, en offrant par lui votre action de grâce à Dieu le Père. » (Col 3, 17)
Repos et approfondissement
Quels peuvent être les fruits de ces coups d’arrêt ?
Se reposer et reprendre des forces
Ce passage d’évangile attire aussi notre attention sur l’importance d’être dans une position où on accepte de recevoir. S’il est bon de se donner dans le service de l’autre, il est également essentiel de savoir recevoir. Il y a des façons subtiles par lesquelles on ne permet pas à l’autre et à Dieu de nous donner ce qu’ils voudraient nous donner.
Un petit exemple : si nous sommes trop exigeants quand les autres veulent nous aider (ménage, vaisselle ou autre chose), nous risquons fort de décourager les bonnes volontés. Et ensuite, nous nous retrouverons tout seuls à faire les choses. Il faut donc aussi permettre à l’autre de nous donner à sa manière.
Avec Dieu, c’est un peu la même chose : Il veut nous combler mais nous ne sommes pas toujours prêts à nous laisser combler à sa manière à lui. Si on ne prend pas soin de recevoir, on devient vite amer. On en vient à se dire : « ici, c’est toujours moi qui fais tout ».
L’amour est comme une respiration. Il y a besoin des deux moments : inspiration - expiration. De même dans la vie de notre cœur : s’il aime à donner, il a besoin aussi de recevoir. Marthe veut faire quelque chose pour Jésus ; Marie laisse Jésus faire quelque chose pour elle.
La purification
Le Cardinal de Lubac a écrit ses belles méditations sur l’Église à un moment où il était mis au placard et n’avait pas le droit d’enseigner.
Accueillir une grâce nouvelle
Dans le récit de l’hospitalité d’Abraham, on ne sent pas d’agressivité. Son empressement le conduit à s’arrêter pour rester auprès de ses hôtes :
« Il prit du fromage blanc, du lait, le veau qu’on avait apprêté, et les déposa devant eux ; il se tenait debout près d’eux, sous l’arbre, pendant qu’ils mangeaient. »
A ce moment-là, on le sent tout disponible et c’est à ce moment-là que ses hôtes s’adressent à lui et lui annoncent la naissance de son fils.
Le fait de s’arrêter nous donne aussi une disponibilité pour entendre un appel du Seigneur pour prendre des initiatives ou une direction nouvelle. Sinon, nous risquons de rester sur nos rails sans entendre peut être un appel particulier du Seigneur.
Une communion plus grande avec Jésus
« Je vis, mais ce n’est plus moi, c’est le Christ qui vit en moi. Ce que je vis aujourd’hui dans la chair, je le vis dans la foi au Fils de Dieu qui m’a aimé et s’est livré lui-même pour moi. » (Ga 2, 20)
L’approfondissement de notre connaissance de Jésus
On le voit d’ailleurs avec Marthe. C’est à elle que l’on doit des paroles très belles de Jésus sur la Résurrection :
« Lorsque Marthe apprit l’arrivée de Jésus, elle partit à sa rencontre, tandis que Marie restait assise à la maison. Marthe dit à Jésus : ’Seigneur, si tu avais été ici, mon frère ne serait pas mort. Mais maintenant encore, je le sais, tout ce que tu demanderas à Dieu, Dieu te l’accordera.’ Jésus lui dit : ’Ton frère ressuscitera.’ Marthe reprit : ’Je sais qu’il ressuscitera à la résurrection, au dernier jour.’ Jésus lui dit : ’Moi, je suis la résurrection et la vie. Celui qui croit en moi, même s’il meurt, vivra ; quiconque vit et croit en moi ne mourra jamais. Crois-tu cela ?’ 27 Elle répondit : ’Oui, Seigneur, je le crois : tu es le Christ, le Fils de Dieu, tu es celui qui vient dans le monde.’ » (Jn 11)
Conclusion :
Au début de cette homélie, j’ai parlé d’une valse à trois temps. En effet, ce schéma n’arrive pas une seule fois dans notre vie mais à de nombreuses reprises : nous prenons une direction ; nous nous arrêtons ; nous cueillons les fruits de ce temps d’arrêt. J’aime bien me représenter notre vie comme une danse avec Jésus.
En guise de conclusion, je vous fais deux propositions :
- Si vous avez eu un coup d’arrêt, quel qu’il soit : demander la grâce de ne pas garder les yeux fixés sur ce qui a été difficile mais plutôt sur Dieu qui peut en tirer un bien. Le réflexe humain c’est de regarder en arrière ; Dieu regarde en avant. Nous en avons un bel exemple dans l’évangile de l’aveugle-né de saint Jean :
« Ses disciples lui posèrent cette question : ’Maître, qui a péché, cet homme ou ses parents, pour qu’il soit né aveugle ?’ Jésus répondit : ’Ce n’est pas que lui ou ses parents aient péché, mais c’est afin que les œuvres de Dieu soient révélées en lui.’ » (Jn 9)
Les disciples regardent les culpabilités dans le passé ; Jésus voit la gloire qui doit se manifester. - Si vous n’avez pas eu de sérieux coup d’arrêt, n’attendez pas d’en avoir un ! Prenez le temps, surtout pendant ce temps estival de vous arrêter pour faire le point, pour relire votre vie sous le regard de Dieu afin de discerner sa volonté d’amour pour vous,
Amen !
Références des lectures du jour :
- Livre de la Genèse 18,1-10a.
- Psaume 15(14),2-3a.3bc-4ab.4d-5.
- Lettre de saint Paul Apôtre aux Colossiens 1,24-28.
- Évangile de Jésus-Christ selon saint Luc 10,38-42 :
En ce temps-là, Jésus entra dans un village. Une femme nommée Marthe le reçut.
Elle avait une sœur appelée Marie qui, s’étant assise aux pieds du Seigneur, écoutait sa parole.
Quant à Marthe, elle était accaparée par les multiples occupations du service. Elle intervint et dit :
— « Seigneur, cela ne te fait rien que ma sœur m’ait laissé faire seule le service ? Dis-lui donc de m’aider. »
Le Seigneur lui répondit :
— « Marthe, Marthe, tu te donnes du souci et tu t’agites pour bien des choses.
Une seule est nécessaire. Marie a choisi la meilleure part, elle ne lui sera pas enlevée. »