Homélie de la messe pour la Paix

4 janvier 2025

En ce temps-là, Pierre s’approcha de Jésus pour lui demander : « Seigneur, lorsque mon frère commettra des fautes contre moi, combien de fois dois-je lui pardonner ? Jusqu’à sept fois ? »
Jésus lui répondit : « Je ne te dis pas jusqu’à sept fois, mais jusqu’à soixante-dix fois sept fois.

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Texte de l’homélie

Chers frères et sœurs, comme chaque année, c’est à l’intention de la paix que nous célébrons cette messe à cheval sur l’année civile 2024 et l’année 2025. En effet, depuis 1968 Paul VI a voulu que l’Église prie pour la paix le 1er janvier.
J’ai à cœur de célébrer cette messe pour la paix dans cet oratoire où Jésus nous fait le don de la paix. Comme le disait Agée du temple :

« Dans ce lieu, je vous ferai don de la paix. » (Ag 2, 9)

Cette année, en lien avec le jubilé (qui a commencé le 24 décembre 2024 et s’achèvera le 6 janvier 2026), je vous propose de méditer plus particulièrement sur le pardon qui est une remise de dette.

Comme vous le savez, le thème de la dette est un thème important pour le jubilé. La joie du jubilé vient précisément de ce que cette année est une opportunité de remise de dettes. Déjà dans l’Israël antique, les jubilés étaient l’occasion de remettre à plat nombre de situations, de repartir de zéro. On préconisait par exemple de libérer les esclaves, ou bien de remettre leurs dettes aux pauvres. À partir de l’an 1300, l’Église a repris cela en l’appliquant aux peines liées au péché. C’est l’occasion de remettre les compteurs à zéro !
Le pardon est une vraie remise de dettes. D’ailleurs ce sont les mots qu’utilise saint Matthieu dans la demande du Notre-Père :

« Remets-nous nos dettes, comme nous-mêmes nous remettons leurs dettes à nos débiteurs. » (Mt 6, 12)

Quand quelqu’un est offensé, il ressent que quelque chose lui est dû : des excuses, une réparation, ou même simplement le poids de la reconnaissance de la faute. Tant que cette dette n’est pas remise, la relation demeure marquée par cette asymétrie, comme un compte en suspens. Le pardon consiste à libérer l’autre de la dette morale ou émotionnelle qu’il a contractée en nous blessant. La remise de la dette vient rétablir une relation où on renonce à notre droit de « faire payer » quelque chose à l’autre, ne serait-ce que par le ressentiment, la rancune ou le silence. En remettant la dette, la relation peut retrouver une forme de fluidité puisqu’elle n’est plus enfermée dans le cadre d’une relation créancier-débiteur.
Tout d’abord, j’aimerais m’arrêter un peu sur le lien que Jésus établit entre le pardon que nous pouvons recevoir de Dieu et celui que nous sommes appelés à accorder aux autres. Cela apparaît clairement dans la parabole que nous avons entendue. Ensuite, j’aimerais essayer de comprendre pourquoi le créancier n’a pas voulu remettre sa dette à son semblable. Et enfin, qu’est-ce qui peut nous aider à pardonner ?

« Soyez miséricordieux comme votre Père est miséricordieux » (Lc 6, 36)

La parabole dite du « débiteur impitoyable » que nous avons lue, fait écho à la prière du Notre Père, donnée par Jésus au chapitre 6, et tout particulièrement à la demande du verset 12 :

« Remets-nous nos dettes comme nous-mêmes avons déjà remis à nos débiteurs ». « Si vous pardonnez aux hommes leurs manquements, votre Père céleste vous pardonnera aussi ; mais si vous ne pardonnez pas aux hommes, votre Père non plus ne vous pardonnera pas » (6, 14-15)
« Du jugement dont vous jugez on vous jugera, et de la mesure dont vous mesurez on usera pour vous. » (7, 2)

Ce n’est pas d’abord une consigne morale : le devoir de pardonner. Il y a besoin de sortir d’une manière de voir le pardon un peu trop volontariste en voulant absolument pardonner. Comme toujours dans la vie spirituelle, la grâce précède toujours nos efforts. C’est d’abord en accueillant le pardon que nous sommes en mesure de le redonner, un peu comme en cascade. Avant d’être une exigence, la miséricorde est pour nous une expérience. Il s’agit de puiser dans le pardon reçu la capacité de pardonner à notre tour.
Si notre pardon était absolument premier, il y aurait de quoi être épouvanté. Mais ce que la parabole de ce jour nous apprend, c’est que le pardon le plus originaire n’est pas le nôtre, mais celui de Dieu :

« Ne devais-tu pas, à ton tour, avoir pitié de ton compagnon, comme moi-même j’avais eu pitié de toi ? »

Heureusement, Dieu ne subordonne pas le pardon de nos fautes à la façon dont nous-mêmes pardonnons celles de nos frères. Mais c’est une question de cohérence entre la miséricorde souhaitée et celle que l’on accorde. Pierre Chrysologue l’exprime très bien :

« C’est être un solliciteur insolent, que demander pour soi-même ce qu’on refuse à autrui. Sois la norme de la miséricorde à ton égard : si tu veux qu’on te fasse miséricorde de telle façon, selon telle mesure, avec telle promptitude, fais toi-même miséricorde aux autres, avec la même promptitude, la même mesure, de la même façon. » (S Pierre Chrysologue, 3e Mardi Carême, cf. p 32)

Comme pour le commandement de l’amour, un second en découle, qui lui est semblable : « Si Dieu nous a tant aimés, nous devons, nous aussi, nous aimer les uns les autres » (1 Jean 4, 11). Si Dieu nous a tant pardonné, nous devons pardonner à notre tour, et ne mesurer notre pardon qu’à l’aune de son amour. Cela ne veut pas dire que ce sera facile.

Pourquoi le créancier de la parabole a-t-il refusé de remettre sa dette à son débiteur ?

À première vue, cela peut nous paraître complètement stupide : il refuse de lui remettre 100 pièces d’argent (ce qui représente peut-être tout de même le salaire de 4 mois de travail) alors que sa dette s’élevait à deux cent mille années de travail ! Je vous propose plusieurs hypothèses :

Il n’a pas assez intégré le fait que le pardon reçu était purement gratuit

Il n’a pas mesuré la chance qu’il a eue que sa dette soit remise. Le maître était absolument libre de remettre ou de ne pas remettre cette dette. Le maître est sorti d’une logique de calcul pour être dans la logique d’un don gratuit et immérité. Le créancier n’a pas suivi la logique de don de son maître et est resté dans une logique de calcul.
Quelque part, il faut aller jusqu’au bout de l’accueil de la miséricorde. Il ne suffit pas de la recevoir « tout rond », sans prendre le temps de la goûter, de l’apprécier, de la savourer.

… parce qu’il n’avait pas mesuré l’ampleur de sa dette

Lorsqu’on minimise la dette, on minimise aussi le pardon et la chance d’être pardonné. Avoir une conscience plus vive de notre imperfection et de nos fautes, nous place dans une posture d’humilité. Si nous avons été pardonnés malgré nos fautes, cela nous pousse à voir les fautes des autres avec plus d’indulgence.
Notre guérison spirituelle est proportionnée à notre regret, à notre repentir. Souvent on prend du temps pour faire sa liste de péchés à dire au prêtre alors qu’il faudrait prendre au moins autant de temps pour regretter ses fautes. La contrition, le regret de nos péchés, est très important. Le curé d’Ars insistait beaucoup sur cela. Il disait :

« Il ne suffit pas de sortir les ordures d’une maison, il faut la laver à grande eau, et ce sont les larmes de la contrition. »

Il n’a pas réalisé qu’aux yeux de son maître, il comptait beaucoup plus que sa dette

En remettant sa dette, le maître a choisi de ne pas le réduire à sa dette. Il l’a regardé avec bienveillance. Au-delà de la remise de dette, il voulait le restaurer dans sa dignité.

Il est resté dans un statut de victime

Certes, nous avons peut-être été victimes, mais Dieu ne veut pas que nous nous enfermions dans un statut de victime : sinon, on ne s’en sort pas. Se contempler comme victime tarit la source du pardon. Nous avons tendance à grossir les offenses subies et minimiser celles que nous avons faites aux autres. Le compteur de fonctionne pas de la même manière.

Qu’est-ce qui peut nous aider à remettre les dettes à nos débiteurs ?

Commencer par goûter le pardon que Dieu nous a accordé ; apprécier le don de Dieu

Il importe de recourir à la miséricorde de Dieu telle qu’elle nous est proposée et de la goûter. Alors il nous sera plus facile d’avancer sur le chemin du pardon. Quelle chance que d’avoir cette possibilité d’être pardonnés ! « Heureux l’homme dont la faute est enlevée, et le péché remis ! » dit le Psaume 31. Il est essentiel de prendre le temps de l’action de grâce et de la gratitude.

Pas accueillir seulement le pardon de Dieu, mais mesurer la grandeur de ce pardon.

Il y a une manière de recevoir jusqu’au bout le pardon de Dieu qui est de prendre conscience de la grandeur de l’amour de Dieu pour nous. Le point de départ de l’itinéraire de nombreux saints, c’est de prendre conscience de la grandeur de l’amour que Dieu leur porte. C’est le cas par exemple de saint Paul qui s’émerveille de l’amour que Dieu lui a manifesté alors qu’il persécutait les chrétiens. Mais on pourrait aussi citer, saint Dominique, le curé d’Ars et bien d’autres.
Pour saint François d’Assise, il y a eu aussi un moment assez déterminant à Poggio Bustone où il a eu l’assurance du pardon de ses péchés :

« La certitude se répandit en lui que toutes ses fautes étaient remises et la confiance lui fut procurée qu’il pouvait reprendre souffle en la grâce. » (Thomas de Celano, Vita prima, 26)

Exprimer la gratitude du pardon reçu

La gratitude d’avoir été pardonné agit comme un moteur intérieur : elle nous incite à reproduire ce que nous avons reçu. Pardonner devient alors un acte de reconnaissance, une manière d’honorer le pardon reçu.

Savoir qu’en nous pardonnant, Dieu nous invite à pardonner à notre tour

« Ne devais-tu pas, toi aussi ? … », et il nous en donne la capacité (Dieu donne ce qu’il ordonne). C’est la meilleure manière d’honorer le maître, qui s’est montré miséricordieux envers nous pour que sa propre miséricorde soit répercutée à travers nous sur beaucoup d’autres qui dépendent de nous.

Comme le dit le Catéchisme :

« Seul l’Esprit Saint qui est "notre Vie" (Ga 5,25) peut faire « nôtres » les mêmes sentiments qui furent dans le Christ Jésus (cf. Ph 2,1 ; Ph 2,5). » (CEC 2842)

Pardonner rend heureux

Nous ne pardonnons pas pour être heureux ou parce que le ressentiment nous pourrit la vie. Mais de fait, pardonner nous rend heureux. Le pardon vient comme desceller la source d’amour qui est appelée à jaillir de nos cœurs. Il ne s’agit pas de donner un pardon égocentrique, en ne regardant pas l’autre. C’est par surcroît que le pardon fait du bien. C’est un peu comme l’aumône que nous faisons avec motifs ambigus : en attendant le pauvre a quand même été aidé ; celui qui attendait un pardon l’a tout de même reçu.

Dieu éprouve de la joie à avoir de la miséricorde. Il y prend plaisir. Cela montre que la miséricorde n’est vraiment pas contre-nature pour Dieu, bien au contraire ! Dieu « prend plaisir à faire grâce » (Mi 7, 18). Il en va de même pour nous qui sommes créés à l’image et à la ressemblance de Dieu : « Soyez miséricordieux comme votre Père est miséricordieux. » (Lc 6, 36)

Ne pas pardonner « pourrit » la vie

Nous savons bien que le manque de pardon nous pourrit la vie. Tant que nous refusons de pardonner à quelqu’un, nous restons enfermés dans une relation de créancier-débiteur. Cela nous lie négativement à cette personne et produit en nous une tension intérieure.
Celui qui pardonne se libère du fardeau de la rancune ou du ressentiment, qui sont en quelque sorte des chaînes émotionnelles. Tant qu’on attend que l’autre « paie » sa dette, on reste lié à l’offense. Pardonner, c’est rompre ce lien négatif.

Conclusion :

Nous voici au seuil de cette année jubilaire, un temps de grâce qui nous est donné pour remettre les compteurs à zéro. La remise de nos dettes ouvre une grande espérance. C’est pourquoi ce jubilé est mis particulièrement sous le signe de l’espérance.
Profitons-en pour nous-mêmes car la miséricorde de Dieu nous est offerte avec largesse. C’est l’occasion d’un nouveau départ pour rompre avec des culpabilités relatives au passé.
Vivons-la pleinement en accordant nous aussi des pardons comme Dieu nous a pardonnés. C’est ce qui habitait saint Paul :

“La preuve que Dieu nous aime, c’est qu’il a donné sa vie pour nous alors que nous étions encore pécheurs” (Rm 5, 8)

Demandons à Marie, Mère de Dieu, de nous accompagner sur ce chemin. Dans son magnificat elle montre combien elle se sent redevable à l’égard de Dieu : « le Seigneur fit pour moi des merveilles ». Et elle a bien redonné en cascade ces faveurs de Dieu en pardonnant à ceux qui ont persécuté et mis à mort son fils,

Amen !


Références des lectures du jour :

  • Première lettre de saint Paul apôtre aux Romains 5,1-8
  • Psaume 102 (103), 1-2, 3-4, 9-10, 11-12.
  • Évangile de Jésus-Christ selon saint Matthieu 18,21-35 :

En ce temps-là, Pierre s’approcha de Jésus pour lui demander :
— « Seigneur, lorsque mon frère commettra des fautes contre moi, combien de fois dois-je lui pardonner ? Jusqu’à sept fois ? »
Jésus lui répondit :
— « Je ne te dis pas jusqu’à sept fois, mais jusqu’à soixante-dix fois sept fois.
Ainsi, le royaume des Cieux est comparable à un roi qui voulut régler ses comptes avec ses serviteurs. Il commençait, quand on lui amena quelqu’un qui lui devait dix mille talents (c’est-à-dire soixante millions de pièces d’argent). Comme cet homme n’avait pas de quoi rembourser, le maître ordonna de le vendre, avec sa femme, ses enfants et tous ses biens, en remboursement de sa dette. Alors, tombant à ses pieds, le serviteur demeurait prosterné et disait : ‘Prends patience envers moi, et je te rembourserai tout.’ Saisi de compassion, le maître de ce serviteur le laissa partir et lui remit sa dette. Mais, en sortant, ce serviteur trouva un de ses compagnons qui lui devait cent pièces d’argent. Il se jeta sur lui pour l’étrangler, en disant : ‘Rembourse ta dette !’ Alors, tombant à ses pieds, son compagnon le suppliait : ‘Prends patience envers moi, et je te rembourserai.’ Mais l’autre refusa et le fit jeter en prison jusqu’à ce qu’il ait remboursé ce qu’il devait. Ses compagnons, voyant cela, furent profondément attristés et allèrent raconter à leur maître tout ce qui s’était passé. Alors celui-ci le fit appeler et lui dit : ‘Serviteur mauvais ! je t’avais remis toute cette dette parce que tu m’avais supplié. Ne devais-tu pas, à ton tour, avoir pitié de ton compagnon, comme moi-même j’avais eu pitié de toi ?’ Dans sa colère, son maître le livra aux bourreaux jusqu’à ce qu’il eût remboursé tout ce qu’il devait.
C’est ainsi que mon Père du ciel vous traitera, si chacun de vous ne pardonne pas à son frère du fond du cœur. »